Interview de Karlien de Villiers

(réalisée par Laurence Le Seaux pour le magazine Bodoï)

Cet album est-il une façon de dire adieu à votre mère ?
Oui, je pense. Je n’ai jamais vraiment parlé d’elle depuis sa mort, et j’ai ainsi pu me souvenir d’elle et lui dire au revoir. Cela m’a aussi permis de m’éloigner de l’image idéalisée que je m’étais construite, de la voir de manière plus réaliste. Aujourd’hui, vingt ans après son décès, j’ai pu accepter ses défauts et nos divergences politiques.

Cette autobiographie dessinée a-t-elle eu sur vous un effet thérapeutique ?
Oui. J’ai commencé à la réaliser pour moi, sans même penser qu’elle serait publiée. Ce livre est une tentative de montrer et comprendre mon passé, mais sans excuser quiconque, même pas moi-même. Au-delà de l’histoire de ma famille, j’y ai livré une réflexion que j’estime très juste sur la vie telle qu’elle est vécue de l’intérieur du « ventre de la bête ». J’explique ce que l’on ressent quand on grandit dans la psychose massive de Blancs paranoïaques.

Où avez-vous passé votre enfance ?
Dans la banlieue blanche de Cape Town, où les jeunes se retrouvaient endoctrinés par les écoles et les églises. On y encourageait la xénophobie, le terrorisme et la crainte des communistes. Mais au début je ne m’en rendais pas compte, n’ayant jamais connu d’autre mode de pensée. Cela a rendu mon histoire difficile à raconter, puisqu’il a fallu que je montre ma mère comme quelqu’un de naïf et complice de l’apartheid, puisqu’elle ne s’y est pas opposée. Ce n’est qu’après son décès que ma conscience politique s’est réveillée, et que j’ai posé un œil critique sur la situation de mon pays.

En quoi l’apartheid a-t-il influencé votre vie ?
Il a déterminé l’endroit où je devais vivre – une banlieue blanche – et qui je devais fréquenter – des enfants blancs. Pendant les émeutes et les attentats, les adultes étaient influencés par la propagande d’état et créaient une atmosphère très anxiogène : tout le monde était effrayé ! Les Blancs craignaient les terroristes et les Noirs, tandis que les Noirs avaient peur des Blancs, de l’armée et de la police.

On vous interdisait d’écouter des artistes comme Madonna, Police ou The Queen...
Certaines œuvres étaient bannies par la loi. A savoir tout ce qui critiquait l’apartheid, montrait des relations entre Noirs et Blancs, ou évoquait tout simplement le communisme, la libération sexuelle ou l’homosexualité. Des prêcheurs anti-pop music faisaient le tour du pays pour tenir des conférences dans les écoles blanches, afin de mettre en garde les enfants contre les dangers du rock, du communisme et du satanisme. Il faut croire que tout était lié ! Mais personne ne nous a jamais expliqué pourquoi.

Vous utilisez pour vous exprimer une ligne claire, presque naïve. Et, dans l’album, vous figurez une fusée de Tintin posée sur votre ordinateur. Hergé vous inspire ?
On peut dire qu’il m’a influencé d’une certaine manière, bien que je me sente plus proche d’auteurs comme David B., Craig Thompson, Marjane Satrapi ou Gipi. Dans mon enfance, les seules BD que je lisais régulièrement étaient Les Aventures de Tintin . J’y ai appris l’anglais – ma langue maternelle étant l’afrikaans. Quant à la fusée, je l’ai achetée à Bruxelles en 1999, pour adoucir la frustration de n’avoir pu visiter le Centre Belge de la Bande Dessinée, où on peut la voir en version géante. C’était un lundi, et je ne savais pas que le musée serait fermé…

Propos recueillis et traduits par Laurence LE SAUX pour BODOI en avril 2007, reproduits avec l’aimable autorisation du magazine.